Shaparak Shajarizadeh a enlevé son voile en Iran : "Après 40 ans de silence, il était temps d'avoir une voix"
- Publié le 22-02-2020 à 11h51
- Mis à jour le 06-03-2020 à 00h58
A 42 ans, elle a dit stop. En 2018, Shaparak Shajarizadeh a décidé d'enlever son voile en public dans les rues iraniennes. Pendant quelques minutes, elle est restée debout en tenant son hijab blanc au bout d'un bâton en guise de protestation. Comme d'autres femmes avant elle, dans ce pays où le port du voile est obligatoire, cette mère a été arrêtée, condamnée et contrainte à l'exil avec son mari et son fils. Cette semaine, elle était à Genève, les cheveux au vent, le sourire éclatant, pour recevoir un prix lors du Sommet pour la démocratie et les droits de l'Homme. Que représente le voile à ses yeux ? Pourquoi a-t-elle décidé de prendre de tels risques en participant au mouvement "mercredis blancs" ? Quel reproche adresse-t-elle à certaines femmes politiques européennes ? Considérée par la BBC comme l'une des cent femmes les plus inspirantes au monde, Shaparak Shajarizadeh est l'Invitée du samedi de La Libre.be.
Vous n'aviez pas d'autre choix que de quitter l'Iran ?
Soit je me taisais, soit j'allais en prison. Ils ne m'auraient jamais laissée tranquille moi et ma famille. J'ai donc décidé de quitter le pays pour pouvoir parler. Il y a beaucoup de raisons qui m'ont fait quitter l'Iran. La première, c'est d'avoir été arrêtée devant mon fils. Je ne voulais pas qu'il revive une situation aussi violente. Ma mère m'a aussi suppliée : "Tes sœurs sont à l'étranger. Si tu veux partir, je suis d'accord. Par contre, si tu retournes en prison, je vais mourir." Elle est âgée et donc très nerveuse. D'ailleurs, la dernière fois que j'ai été arrêtée, mon père a eu un problème cardiaque. Laisser tout derrière soi, c'est vraiment quelque chose de très difficile.
Pourquoi avoir osé à 42 ans et pas avant ?
J'ai attendu toutes ces années car il n'y avait pas de mouvement en Iran. Il y avait quelques journalistes, des activistes, certes, qui réclamaient des droits, mais pas forcément à propos du port du voile obligatoire. Ce mouvement "mercredis blancs" a appelé toutes les femmes à y prendre part. Lorsque j'ai vu cette femme monter sur une armoire électrique en pleine rue et brandir son foulard blanc, j'ai décidé de l'imiter. J'étais vraiment enthousiaste quant au fait de prendre part à l'Histoire. Je me suis senti pousser des ailes durant les mois où j'étais active. Au départ, personne n'en parlait. Puis, c'est devenu viral et le monde entier a enfin entendu parler de cette question du port du voile obligatoire.
Lorsque l'on se promène dans les rues iraniennes, il est étonnant de voir que de nombreuses femmes le portent "négligemment", laissant dépasser leurs cheveux.
Vous savez, dans ma tête, je n'ai jamais porté de hijab. Je n'y prêtais guère d'attention comme beaucoup d'entre nous. Quand tu ne crois pas à quelque chose, tu ne le fais pas vraiment. Les Iraniens ne respectent pas les règles du régime. Nous ne pouvons pas, en principe, faire la fête entre hommes et femmes mais les gens le font tout le temps. Les gens boivent, les femmes ne font pas vraiment attention à leur voile. En même temps, la peur est toujours là. Le harcèlement, les insultes, le slut-shaming ("stigmatisation des salopes", consiste à rabaisser une femme en raison de son comportement sexuel, de son habillement, etc... NdlR) est là. Cela fait partie de notre vie. J'ai eu peur évidemment lorsque je suis sortie mais je ne pouvais pas faire autrement. Après 40 ans de silence, il était temps d'avoir une voix.
Votre avocate Nasrin Sotoudeh, porte-voix de la contestation et des droits des femmes en Iran, est incarcérée depuis juin 2018. Elle a été condamnée à 33 ans de prison et 148 coups de fouet. C'est une femme incroyable...
Vous ne pouvez pas imaginer à quel point. Elle est à la fois calme et très forte. Quand j'ai vécu ces moments difficiles, elle était mon seul espoir, elle est vraiment inspirante. J'ai également beaucoup lu sur le mouvement des suffragettes. J'ai vu tous les films qui les concernaient. Je connaissais des féministes du monde entier et ces femmes m'ont inspirée.
Pour la première fois, depuis 1979, des femmes ont pu assister à un match de football en octobre dernier. Est-ce que la situation des femmes s'améliore sensiblement ?
C'était seulement un show. Certes, ce fut un grand pas pour les femmes mais les autorités ont été forcées par la FIFA de les laisser assister à un match. Des activistes comme Darya Safai (député fédérale N-VA et créatrice de la campagne "Laissez les femmes iraniennes entrer dans leurs stades", NdlR) ont fait beaucoup. Nous aimerions que la FIFA mette encore plus de pression sur le régime pour que les femmes puissent assister à tous les matchs de foot, y compris les rencontres du championnat iranien.
Maedeh Hojabri, 18 ans, avait été arrêtée puis relâchée pour avoir dansé non-voilée sur des vidéos. Elle est apparue dans une émission de télévision durant laquelle elle a dû se confesser, s'excuser. Est-ce courant ?
La plupart du temps, ils forcent, en effet, les activistes à se confesser en public à la télévision. Elle avait seulement 17 ans et c'était vraiment scandaleux. Une vraie violation des droits humains.
Comment ce régime arrive-t-il encore à tenir, selon vous ?
Par la peur. Beaucoup de gens ont perdu espoir. Le seul leader est le guide suprême Ali Khamenei et les gardiens de la révolution. Les autres institutions n'ont aucun pouvoir. Nous avions, en majorité, voté pour le président Hassan Rohani, modéré, contre le conservateur Ebrahim Raïssi. Finalement, ce dernier est devenu le chef du système judiciaire iranien. C'est encore pire car il a plus de pouvoir qu'Hassan Rohani. Je crois que les pays européens, les Nations unies, doivent arrêter de négocier avec ce régime car sinon rien ne va bouger. Je pense notamment aux femmes politiques européennes qui parlent du droit des femmes et qui enfilent un voile lorsqu'elles se rendent en Iran, sans même faire attention à celles qui sont forcées de le faire. C'est de l'hypocrisie. Les Iraniens en ont vraiment assez, ils sortent dans la rue, dénoncent cette dictature et veulent sa fin mais ils n'ont aucun pouvoir si les pays étrangers ne les aident pas.
Etes-vous en faveur d'une interdiction du voile ou pour une liberté de choix ?
C'est très compliqué pour une femme qui a grandi dans un pays musulman de se prononcer. Pour moi, le voile est un symbole de discrimination sexuelle, de sexisme. Après, si les femmes veulent le porter, elles sont libres de le faire. Pour les enfants, en revanche, c'est différent. Je suis contre car ils n'ont pas capacité de faire un choix.
N'y a-t-il pas un risque que le régime censure totalement un jour les réseaux sociaux ?
Twitter a toujours été bloqué, Facebook l'a été pendant de nombreuses années mais les gens deviennent de plus en plus éduqués, comprennent mieux les réseaux sociaux et comment détourner cette censure. Le monde est en train de changer. Ils ont bloqué totalement internet pendant cinq jours durant les protestations. Ils parlaient de supprimer Instagram et d'autres applications et les gens ont peur que ça arrive. Les Iraniens sont tellement attachés au Web et aux réseaux sociaux qu'il y aurait, selon moi, d'énormes manifestations s'ils le faisaient. Ils essaient de faire ce que fait le régime nord-coréen mais les Iraniens sont ne sont pas les Nord-Coréens.